sam. Oct 12th, 2024

Futuriste, salvateur ou franchement dangereux… Que l’on perçoive l’IA comme une révolution ou une menace pour la société, une chose est sûre, cette capacité robotique à simuler l’intelligence humaine est loin de laisser son public indifférent. À commencer par la sphère médiatique qui aura consacré au sujet près de 54 097 articles par mois uniquement sur le premier trimestre 2024. Soit une multiplication par trois de son traitement médiatique depuis 2022. Pas si étonnant lorsqu’on sait que ce pic correspond au lancement de son tout nouvel outil : CHAT GPT. Parmi les arguments portés par les plus optimistes à son sujet, difficile de passer à côté de sa capacité à faire gagner du temps… Notamment en ce qui concerne le monde du travail au profit d’une plus grande productivité.  

Alors certes CHAT GPT pourrait permettre l’automatisation de certaines tâches et donc d’augmenter la productivité générale. Mais pour autant, est-ce que cela permettra de nous faire gagner du temps ?  

Décryptage des gains de productivité promis par CHAT GPT (soit de l’augmentation de l’efficacité des facteurs de productions, NDLR)… et de ce qu’on en fait. 

CHAT GPT à l’heure du bilan 

Ce n’est plus une surprise. Les médias l’ont largement rabâché, le monde du travail va progressivement être impacté par l’intelligence artificielle, et tout le monde se fait — plus ou moins — à l’idée… Sans pour autant que tous les métiers soient tous touchés de la même manière.  

En effet, certains secteurs vont connaître des transformations drastiques susceptibles d’aboutir à des suppressions massives d’emploi dans la mesure où les compétences clefs de certains métiers se verront peut-être automatisées. Ce sont alors près 300 millions d’emplois dans le monde qui seraient aujourd’hui menacés par l’arrivée de CHAT GPT d’après une étude de Goldman Sachs publiée en mars 2023. Un constat qui n’est pas sans rappeler les mutations technologiques du XXème siècle ayant entrainé une réduction de 64% des emplois industriels entre 1980 et 2012.  

Cette fois-ci, les cols blancs sont au centre de la cible, avec dans le viseur l’ensemble des tâches qui relèvent de la gestion, du traitement et de la recherche d’informations, de consolidation de sources… Mais ce n’est pas tout : là où CHAT GPT manipule des données au sens large, certaines IA génératives sont même capables de recréer des vidéos, des sons et des images en utilisant ces données. Si cela peut donner l’impression que des compétences pourtant uniquement attribuables à l’intelligence humaine, telles que l’imagination et la créativité, puissent aujourd’hui être générées par l’IA, le test de Turing vient nuancer cette possibilité. Inventé par le mathématicien Alan Turing en 1950, cette méthode vient démontrer que toute la faculté de pensée d’une machine repose sur sa capacité à imiter la conversation humaine. Autrement dit, l’IA n’est pas intelligente ou créative en tant que telle, mais sa puissance se mesure à sa capacité à faire croire à l’humain qu’elle l’est. Ainsi, lorsqu’elle “créé” un tableau « de » Rembrandt en 2016, ce n’est pas elle qui l’a créé mais nous pouvons croire que c’est un Rembrandt. 

Néanmoins, pour la plupart des métiers, les transformations vont davantage concerner l’automatisation de quelques tâches, noyées dans le panel de missions qui font un métier. Et de cette phase de transition naît un espoir : celui de parvenir à gagner du temps. Mais pour combien de temps ? 

Une ambition pas si neuve…  

Produire plus sans en faire plus. Telle est l’ambition portée en janvier dernier, par le prix Nobel d’économie 2010, Chris Pissarides, à l’occasion d’une conférence de presse à Glasgow. Pour l’économiste, les gains de productivité générés par CHAT GPT pourraient ainsi permettre de moins travailler et donc éventuellement passer à la semaine de 4 jours (Celle de 32h et pas celle qui implique de travailler plus par jour) ! Une projection qui s’explique entre-autre par le fait que les tâches administratives de « back office » pourraient être automatisées…. Et ainsi accorder un supplément de temps libre à ses salariés.  

Mais cette idée selon laquelle les gains de productivité pourraient permettre de moins travailler n’est pas nouvelle. En 1930 l’économiste britannique John Maynard Keynes s’émerveillait déjà des gains de productivité engendrés par les mutations technologiques de l’époque et prévoyait des semaines de travail de 15h d’ici 2030. Plus tard, c’est à l’auteur Jeremy Rifkin de prédire en 1995 « la fin du travail ». Pour autant, si la productivité horaire du travail a été multipliée par 20 depuis 1870, le temps de travail, lui, n’a été divisé que par 2. Alors que s’est-il passé ? 

… ni garantie 

Dans son ouvrage « En finir avec la productivité » Laetitia Vitaud rappelle qu’entre la fin du 19ème et les années 1980 les gains de productivité ont en effet permis aux salariés de moins travailler (semaine de 40h, congés payés) et ce, en plus d’importantes luttes sociales qu’il ne faut pas l’oublier. Mais cette dynamique s’est ensuite arrêtée, alors même que les gains de productivité ont continué de croître… au profit d’une seule minorité.  

Face à cette limite rendue visible par l’histoire contemporaine, Laetitia Vitaud résume dans son ouvrage : « Nous avons préféré produire beaucoup plus et réserver à une petite minorité la jouissance des gains de productivité. » Avant de poursuivre : « Au cours des dernières décennies du XXème siècle, les entreprises ont commencé à donner de plus en plus au consommateurs (en baissant les prix des produits) et /ou ont accordé les gains aux actionnaires. Elles ont demandé aux travailleurs d’en faire plus en 40h par semaine pour (plus ou moins) le même salaire ». Révélant bien toute la difficulté à libérer du temps par l’innovation technologique. Pour autant, si cette possibilité est encore au stade de fantasme, elle fait partie de l’ambition véhiculée par CHAT GPT. Et l’homme continue d’espérer des gains de productivité qui le libéreraient de son effort. 

De fait, ce constat soulève un point de vigilance qu’il nous faut maintenant adresser : les gains de productivité permis par les technologies comme CHAT GPT vont-ils donc nous permettre de nous libérer du temps ? Au vu du rapport même de notre société à la productivité, rien n’est moins sûr.  

Le « modèle de la hâte » 

Depuis l’accélération de l’industrialisation nous évoluons dans un contexte aux contours particuliers : celui du « modèle de la hâte ». Un modèle généré par les exigences grandissantes du monde du travail qui contraint et resserre les temps du travail. Théorisé par Corinne Gaudart et Serge Volkoff ce concept est le résultat de ce que ces derniers appellent « le travail pressé », qui consiste à manquer toujours plus de temps pour effectuer toujours plus de tâches.  L’organisation du travail nous conditionne ainsi à perpétrer ce modèle, voire à l’intensifier davantage. Dans une récente étude de l’institut Montaigne, 60 % des travailleurs déclaraient que leur charge de travail avait augmenté ces cinq dernières années. 

Alors, dans la mesure où notre époque ne risque pas de nous aider à ralentir, un outil supplémentaire dont l’objectif est de nous faire aller plus vite ne deviendrait-il pas un énième prétexte pour accélérer davantage encore le temps professionnel ?  

Une culture du travail par l’intensification  

Observons à titre d’exemple les conséquences du travail à distance dont la pratique a été largement diffusée par les récents confinements. Si le temps gagné à éviter les transports a été fortement mis en avant par les défenseurs du télétravail, il n’aura pas fallu des décennies pour trouver de nouveaux moyens de le combler. En quelques semaines, quelques mois, ce temps creux a été rentabilisé, investi par de nouvelles réunions en visio, aux créneaux toujours plus resserrés, toujours plus tôt dans la journée. Désormais, nous avons la capacité d’enchaîner les rencontres et rendez-vous sans nécessiter de déplacement d’un point A à un point B, sans temps de trajet. Bref, sans souffler. Et pourtant, ces temps morts pouvaient également constituer des sas de décompression, et limiter le nombre d’interactions dans une même journée. Ou même tout simplement conserver du temps pour l’improductif.  

Ainsi, l’outil technologique aura beau nous aider à être plus efficace, et potentiellement à nous libérer de l’espace, rien n’indique dans nos comportements et manières de pensée que nous pourrions en profiter autrement que par le travail et la rentabilité. Car la tech ayant horreur du vide, nous risquerions de trouver aussi tôt de nouveaux moyens de produire avec excès. Et ce sans même se questionner sur le coût environnemental de CHAT GPT, en raison de sa forte consommation en énergie et donc des émissions de CO2 liées à son utilisation globalisée. Si son empreinte carbone est encore difficilement quantifiable, nous savons néanmoins grâce à une étude produite par l’Université de Californie, que l’entraînement seul de l’IA pour GPT aurait émis 552 tonnes de CO2… Soit l’équivalent de plus de 205 vols aller-retour entre Paris et New-York. 

Alors, gagner du temps pour travailler plus, le tout avec une empreinte carbone augmentée, cela a-t-il du sens ? Ne faudrait-t-il pas penser les choses différemment ? 

Vers un nouvel investissement… 

En plus d’intensifier le rythme professionnel, le « modèle de la hâte » a de cela qu’il tend à nous « individualiser », toujours selon Serge Volkoff et Corinne Gaudard. Par conséquent, nous nous retrouvons seuls face à nos problématiques de charge de travail, isolés pour trouver des solutions de manière à rééquilibrer cette temporalité surchargée. Il nous faudrait donc suivre des ateliers de gestion du temps pour nous en sortir. En somme, que le problème, c’est nous !   

Pourtant, il semble aujourd’hui impératif de sortir d’une considération strictement individuelle de ces problématiques pour adresser la question de l’usage du temps plus largement à l’échelle de l’organisation.  

… porté par l’intelligence collective 

 
Si l’on s’interroge sur ce que l’on peut faire des brèches créées par l’usage de CHAT GPT commençons par investir ce temps à plusieurs. Car il s’agit là d’une occasion privilégiée pour se questionner sur le temps de travail ensemble entre les différentes parties prenantes qui composent l’entreprise. Les salariés, les syndicats, les employeurs et tous ceux concernés, désireux de favoriser environnements favorisant la bonne santé mentale et physique de chacun. Pour Corinne Gaudart et Serge Volkoff, c’est justement la possibilité de ralentir pour réfléchir à plusieurs qui va nous permettre de revaloriser les temps de travail masqué par le « modèle de la hâte ». À savoir : le temps de la transmission pour débattre au sein d’un collectif, questionner ensemble les enjeux d’un métier, céder les savoirs et les savoir-faire à perdurer ; le temps de la construction pour bâtir à plusieurs ; et enfin le temps de la créativité pour trouver des solutions et innover vers plus de durabilité. 

Ainsi, éviter un réinvestissement rapide et total de ce supposé gain de temps provoqué par CHAT GPT, va nécessairement passer par des discussions collectives de ce que l’on souhaite faire de ce temps gagné. En devenant un objet de dialogue social, à la fois informel à travers des discussions managériales par exemple, mais également formel dans le cadre des instances classiques. Voilà les conditions pour que CHAT GPT devienne l’occasion de se questionner sur l’organisation et les conditions de travail. Ne laissons pas passer cette opportunité !  

 

Auteurs

Diplômée du CELSA d’un master en Médias et communication, Elise Assibat a intégré le cabinet en tant que responsable éditorial du média bnau.fr

Avant de rejoindre AlterNego, elle a été journaliste pour plusieurs médias sur des thématiques de société, et a principalement écrit sur le monde du travail et ses enjeux.

Formée aux sciences de l’information et de la communication, Elise accompagne la mise en lumière des expertises du cabinet, aussi bien dans l’écriture que dans la diffusion des contenus, dans une démarche globale de stratégie éditoriale.

 

Après s’être formée pendant un an aux questions d’égalité de genre à l’Université McGill de Montréal, elle a notamment travaillé au développement de réseaux mixité d’entreprise.   

Elle a intégré le cabinet AlterNego en tant que consultante pour intervenir sur les missions de conseil et de formation autour des sujets de qualité de vie au travail, de dialogue social et de diversité et inclusi

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